Chronique

On a beau être à la veille de 2019…

Ce fut l’année de la cristallisation du mouvement #moiaussi. Des accusations criminelles ont été portées, des procès suivent leur cours, ici comme ailleurs, contre des hommes qui ont abusé de leur pouvoir, en particulier avec des femmes.

« Jamais plus », aime-t-on répéter en de pareilles circonstances. Jamais plus on ne tolérera ce genre de comportement. Jamais plus des agresseurs et des violeurs ne pourront faire des victimes en toute impunité. Jamais plus on n’acceptera que des femmes soient harcelées, méprisées, diminuées.

Toute une génération, qui a vécu ce tourbillon social à l’âge où l’on apprend les leçons rudimentaires de la vie, tâchera de faire en sorte que les actes du passé ne soient pas répétés, dit-on. Les jeunes d’aujourd’hui ont intégré depuis pratiquement leur naissance les concepts d’égalité et de respect de la différence. Pour eux, il n’y a plus de retour en arrière possible.

Le féminisme va de soi, dit-on, chez les milléniaux comme chez les adolescents. Qu’ils soient genrés ou non, cisgenres ou transgenres, hétéros, homos, bis ou pansexuels. La femme et l’homme ont les mêmes droits, les mêmes prérogatives, et peuvent nourrir les mêmes aspirations. Cela ne fait aucun doute pour cette génération. La génération de l’ouverture d’esprit.

C’est la veille de Noël. Je n’ai malheureusement pas de conte à vous offrir. Que de la réalité. Un « reality check », si vous me permettez l’expression cantonaise.

Fin novembre, en après-midi, Fiston m’envoie un texto. Je suis au bureau. Il sort d’une représentation de la pièce Des souris et des hommes, chez Duceppe. Il y est allé avec sa cohorte de troisième secondaire. Ils étaient quelque 800 élèves, d’écoles publiques et privées de Montréal.

Je le rejoins devant la station de métro et il me raconte que quelques hurluberlus ont failli faire dérailler la représentation, avec leurs commentaires déplacés, leurs fous rires et leur chahut. Il me raconte aussi qu’à la fin de la pièce, après avoir salué la salle, l’acteur qui jouait Lennie a félicité les élèves qui avaient écouté respectueusement les acteurs et harangué fermement les autres, en demandant qu’on les applaudisse ironiquement.

Cet acteur, c’est Guillaume Cyr. Je lui ai parlé cette semaine. Il n’avait pas décoléré. « On est très tolérants, dit-il. On les laisse texter, on les laisse rire. Mais il y a des choses qui sont inacceptables. On se donne pour eux, de la même manière qu’on le ferait pour des gens qui paient leur billet 80 $ le vendredi soir. On est là devant eux. Ce n’est pas du cinéma ! »

On ne parle pas d’un acteur tatillon qui réclame le silence parfait de 800 élèves, un après-midi de semaine alors qu’ils sont en sortie de groupe au centre-ville. On parle d’un artiste qui s’attend à un minimum d’égards pour lui et ses camarades de jeu de la part de jeunes spectateurs.

Guillaume Cyr est un acteur non seulement sérieux, mais extrêmement talentueux. Il incarnait le rôle de Lennie, ce colosse simple d’esprit, dans ce classique de John Steinbeck, mis en scène par Vincent-Guillaume Otis (dont le frère vit avec une déficience intellectuelle).

Le jeu de Guillaume Cyr a été unanimement salué par la critique. 

Alors qu’il s’investissait dans son personnage, émotivement, physiquement, psychologiquement, avec son professionnalisme et son dévouement habituels, des dizaines d’adolescents se moquaient de Lennie, ouvrier pauvre et handicapé, en entraînant dans leurs ricanements une majorité d’élèves.

Lorsque, par maladresse, Lennie tue Mae, seul personnage féminin de la pièce, la quasi-totalité des 800 spectateurs a applaudi. Garçons et filles réunis ont tapé des mains en chœur, en riant. Alors que plusieurs d’entre eux avaient été avertis, auparavant en classe, des réserves exprimées sur le sexisme véhiculé par ce personnage archétypal.

Ces adolescents que l’on préfère décrire comme des citoyens éveillés, allumés, conscientisés, respectueux de leur prochain, intolérants à l’intolérance, ont applaudi à tout rompre, le sourire aux lèvres, le meurtre d’une femme.

Ce n’est pas tout. Aux apparitions sur scène de Mae, son interprète Marie-Pier Labrecque se faisait siffler comme une effeuilleuse dans un cabaret de la Main des années 50. « Elle se faisait “cat caller”. Ils l’ont appelée comme on appelle une jument », me raconte Guillaume Cyr, en faisant claquer sa langue pour les imiter, l’indignation se lisant dans son regard.

« C’était carrément misogyne », dit le comédien, qui n’avait jamais vécu pareille expérience de toute sa carrière. Le lendemain, à l’occasion d’une autre représentation scolaire, dit-il, Marie-Pier Labrecque était terrorisée à l’idée de remonter sur scène.

Lorsque, en conclusion de la pièce, George est sur le point de tuer par compassion son ami Lennie, afin de lui éviter un lynchage certain, son interprète Benoit McGinnis a été encouragé à en finir au plus vite. Des ados se moquant d’un handicapé, face à sa mort imminente.

Inutile de se demander si les campagnes contre l’intimidation sont toujours nécessaires à l’école secondaire. Et pas seulement pour contrer la cyberintimidation. 

En 2018, dans les couloirs d’écoles secondaires, des garçons se traitent de « tapettes ». Et ce n’est pas pour se saluer ironiquement entre homosexuels qui s’affichent fièrement.

Il y a là, à l’évidence, un manque de culture qui s’exprime et s’explique assez facilement. Davantage d’adolescents s’intéressent aux intrigues d’Occupation double qu’aux chefs-d’œuvre de la littérature américaine. Ce n’est pas un jugement. C’est la (télé) réalité. Lorsque j’étais adolescent, la plupart de mes camarades de classe ne s’intéressaient pas non plus à Un tramway nommé Désir.

J’ai découvert Des souris et des hommes à l’adolescence, à la télé, grâce à la performance de Jacques Godin dans le téléfilm de Paul Blouin. Je me souviens d’avoir été bouleversé par le profond sentiment d’injustice que suscite cette fable sur les laissés-pour-compte du rêve américain. Ces travailleurs migrants d’hier qui pourraient être les travailleurs migrants d’aujourd’hui.

On a beau être à la veille de 2019, le mouvement #moiaussi est loin d’avoir changé toutes les mentalités. Même chez ces adolescents, que l’on souhaite plus conscientisés qu’on ne l’était à leur âge. Cet incident que je vous raconte ne témoigne pas seulement d’un manque de culture, bien sûr. Il témoigne surtout d’un manque de jugement, de maturité, de compassion, de savoir-vivre et, en fin de compte, d’humanité. Je nous en souhaite tous davantage dans la prochaine année.

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